L’OEUVRE DE LOUIS NIEDERMEYER

Le compositeur a marqué l’histoire de la musique en renouvelant le genre de la « fade Romance française » – pour reprendre les termes de Saint-Saëns -, lui donnant de la hauteur et de la noblesse. À cette fin, il chercha ses sources d’inspiration auprès des plus grands poètes de son temps. Le Lac, L’Automne, L’Isolement de Lamartine, La Mer ou encore L’Océan de Victor Hugo sont comparables aux plus somptueux Lieder de Schubert. Le Lac obtint un tel succès que Niedermeyer fut vite considéré comme un maître de l’art du chant et du piano.

Sa production pianistique comporta surtout des pièces de salon où la virtuosité l’emportait souvent sur la substance musicale, comme le goût du temps le réclamait.

Un bon exemple du genre a été donné en concert par l’Association Niedermeyer de Nyon : il s’agit de la Fantaisie sur le ranz des vaches. Outre l’attachement à son pays natal dont témoigne Niedermeyer dans ces pages, on peut y voir un intérêt supplémentaire dans l’analogie qu’on lui trouve avec l’ouverture de l’opéra Guillaume Tell de Rossini. Or, on sait que le Maestro, pour réaliser toute la réduction piano-chant de ce dernier opéra, s’est précisément adressé à Niedermeyer. Ce n’est donc pas un hasard, si l’on trouve des traces de Rossini dans la musique de notre Suisse et peut-être aussi des traces de Niedermeyer dans la musique de l’Italien. Cette thèse se trouve corroborée par la présence, dans la dernière scène de Guillaume Tell, d’un autre ranz des vaches, celui d’Appenzell. C’est ainsi que nous nous demandons si cette collaboration entre Rossini et Niedermeyer n’a pas porté également sur le contenu musical de l’œuvre tout entière !

La Fantaisie sur le ranz des vaches, Intro et thème

Au surplus, la véritable amitié qui s’est nouée entre les deux hommes a beaucoup facilité la vie de Niedermeyer à Paris, notamment en lui ouvrant les portes des scènes lyriques de la capitale. C’est ainsi que Marie Stuart, Stradella et La Fronde y sont représentés avec un certain succès.

Mais, dans la production de Niedermeyer, ce sont surtout les œuvres religieuses pour chœurs, solistes, orgue ou orchestre qui attirent l’attention. Il est étonnant que, bien que de confession réformée, les chefs-d’œuvre de musique religieuse chorale qu’il nous a laissés se rattachent en majorité à la liturgie catholique. Parmi ses messes, la Messe Solennelle (manuscrit) donnée à St-Eustache en 1849 fait l’admiration de Berlioz. Certains motets annoncent déjà ceux de Bruckner (O Salutaris), tandis que d’autres font penser à Verdi.

Comme pédagogue, il fonda en 1853 à Paris une école professionnelle de musique qui devint très vite la plus réputée de France : l’École de Musique religieuse et classique, plus communément appelée École Niedermeyer. On y étudie la musique en se formant au contact des chefs-d’œuvre des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles de Lassus, de Palestrina mais aussi de Bach et de Haendel alors très peu connus en France. De nombreux organistes et compositeurs fréquentent cette fameuse École Niedermeyer, parmi lesquels Fauré, Saint-Saëns et Messager.

En tant que théoricien, il écrit un traité d’accompagnement du plain-chant qui va servir de guide à tous les organistes du XIXe et du début du XXe siècle.

A propos du Lac

À l’âge de 13 ans, Louis Niedermeyer apprend que Lamartine, de 12 ans son aîné, fuyant le retour de Napoléon, vient s’installer en Suisse, d’abord au château de Vincy, près de Rolle, puis, sur la côte savoyarde du Léman, à Nernier, dans une maison pied dans l’eau vis-à-vis de chez lui. Cette proximité est peut-être à l’origine des affinités nouées avec les textes de Lamartine. Le poète s’était déjà fait connaître dans les cercles littéraires et, lorsqu’il écrit, en 1817, son « ode au lac du Bourget » intitulée Le Lac, le jeune Niedermeyer s’en empare dès 1820 pour composer une « romance » qui lui vaudra une grande renommée. Trente ans après sa mort, l’éditeur en vendait encore plus de mille exemplaires par année. Si Schubert compose son chef-d’œuvre, Erlkönig, à l’âge de 18 ans, Niedermeyer écrit le sien, Le Lac, à l’âge de 19 ans. Mais Lamartine, par principe, n’appréciait guère que des musiciens s’emparent de sa poésie :

J’ai toujours pensé que la musique et la poésie se nuisaient en s’associant. Elles sont l’une et l’autre des arts complets : la musique porte en elle son sentiment ; de beaux vers portent en eux leur mélodie.

Par contre le poète ne se montra pas mécontent du Lac de Niedermeyer :

On a essayé mille fois d’ajouter la mélodie plaintive de la musique au gémissement de ces strophes. On a réussi une seule fois ; Niedermeyer a fait de cette ode une touchante traduction en notes. J’ai entendu chanter cette romance, et j’ai vu les larmes qu’elle faisait répandre.

Pour Camille Saint-Saëns Le Lac est plus qu’une simple romance :

Niedermeyer a surtout été un précurseur ; le premier, il a brisé le moule de l’antique et fade Romance française, et s’inspirant des beaux poèmes de Lamartine et de Victor Hugo, a créé un genre nouveau, d’un art supérieur, analogue au Lied allemand ; la succès retentissant du Lac a frayé le chemin à M. Gounod et à tous ceux qui l’ont suivi depuis dans cette voie.

Dans tous ces Lieder le piano prend une part importante, préludant et prolongeant le chant, notamment dans Le Poète Mourant ou dans Déplorable Sion, une spécificité qu’on attribuera à Schumann.

Enfin la question : Le Lac s’identifie-t-il avec le lac du Bourget ou avec le Léman ? Le fils du compositeur, Alfred Niedermeyer, s’exprime sans ambiguité à ce sujet lorsqu’il dit, dans le discours d’inauguration du buste qu’il offrit à la Ville de Nyon en 1893 :

En mettant en musique les vers que Lamartine consacrait au lac du Bourget, Niedermeyer s’inspirait du souvenir du Léman, qu’il ne se lassait pas de revenir saluer chaque année.

Suite au Lac, Niedermeyer met encore en musique cinq autres poèmes ou Méditations poétiques de Lamartine : L’isolement, L’Automne, La Voix humaine, Le Soir et L’Invocation.

À propos des opéras

Son premier opéra, Il Reo per amore (Le Coupable par amour), composé à l’âge de 18 ans, fut représenté à Naples en 1821 avec l’aide de Rossini. Il marqua le début d’une amitié entre les deux hommes qui dura de nombreuses années. Cette amitié profita surtout à Niedermeyer, de dix ans plus jeune que Rossini, en lui ouvrant les portes des scènes lyriques parisiennes.

C’est ainsi que l’opéra en deux actes, La Casa nel Bosco, qu’il fit représenter à Paris le 15 juillet 1828 au Théâtre royal italien connut un succès inespéré pour un compositeur qui n’était pourtant pas connu des habitués de l’opéra. La musique était de qualité. Les musiciens et chanteurs enthousiastes en redemandaient. L’ouverture d’orchestre, réduite pour piano à quatre main, fut plusieurs fois jouée dans des concerts par le jeune Liszt et un pianiste alors en vogue, Schuncke.

Rossini demanda ensuite à Niedermeyer de collaborer à la composition de son opéra Guillaume Tell (1829), d’abord en réalisant la réduction piano-chant et peut-être même en intervenant sur le contenu proprement musical de son œuvre comme on l’a vu plus haut.

L’écrivain et critique Théophile Gautier laissait entendre que les opéras de Niedermeyer ne valaient pas ses mélodies. Mais il ne faut pas ignorer que les circonstances qui ont entouré leurs représentations n’ont pas rendu justice à leurs qualités. 

Stradella (1837) fut interrompu par le malaise de la chanteuse qui tenait le premier rôle alors qu’on n’avait pas prévu de doublure ; de plus l’orgue de chœur ne fonctionnait pas, dit-on saboté par les partisans de son rival Meyerbeer. En dépit du fait que le rôle de Stradella était tenu par le plus grand ténor de l’époque, Nourrit, par qui Schubert fut révélé aux Français, les représentations furent interrompues. Véritablement la malédiction pesait sur l’ouvrage car ce fut la dernière apparition de Nourrit qui se retira à Naples en proie au délire de persécution et s’y suicida.

Toutefois l’opéra, ramené de cinq à trois actes, fut repris peu après dans une autre distribution avec plus de succès. Il tint l’affiche quelques années. Il faut lire la partition pour se rendre compte de la valeur de l’œuvre. Les chœurs y jouent de bout en bout un rôle essentiel. Seules les paroles du premier acte, celui du carnaval de Venise, nécessiteraient quelques retouches pour valoir à l’opéra d’être repris de nos jours. L’acte de Rome par ailleurs, avec sa majestueuse marche de la semaine sainte et son somptueux chœur, est sublime. Il annonce la marche de la semaine sainte du Parsifal de Wagner sauf qu’entre les moines qui défilent se sont glissés des tueurs à gages, les spadassins chargés d’assassiner Stradella. Mais ceux-ci n’arriveront pas à leurs fins, car ils sont subjugués par la grandeur et la beauté des hymnes auxquels ils assistent. Le trio des spadassins est une pièce de choix. Les deux actes qui ont été supprimés demandent à être réexaminés, ne serait-ce que pour savoir s’il ne s’y trouve pas le fameux air Pietà Signore dont la paternité, par une fâcheuse confusion, a été longtemps attribuée à Stradella lui-même avant de revenir à Niedermeyer. Mais le doute subsiste car nulle part Niedermeyer n’en parle dans sa correspondance. Bien plus, le  Prince de la Moskowa d’entente avec Niedermeyer le publie comme air d’église dans le volume III des Recueil des morceaux de musique ancienne en en attribuant la paternité à Stradella.

Vers la fin de l’année 1843, le directeur de l’Opéra, M. Léon Pillet, remit à Niedermeyer le livret d’un nouvel opéra réalisé par Théodore Anne d’après la tragédie Marie Stuart de Schiller. La partition futachevée en moins d’une année, et la première représentation eut lieu le 6 décembre 1844. Ce quatrième opéra connut un destin plus heureux que les précédents. Il resta à l’affiche jusqu’en 1846 et fut même repris dans une traduction allemande à Stuttgart en 1877. Il l’a été encore assez récemment à l’Opéra de Zurich et des extraits ont été joués en 2002 au festival de Martina Franca en Italie. La scène des adieux de la Reine Marie à la France (pour soprano et chœur) est restée célèbre et a fait l’objet d’éditions séparées. Le fils Niedermeyer nous apprend qu’à la première, qui eut lieu en présence du Roi Louis-Philippe, le public avait vu la reine Amélie pleurer d’émotion à l’écoute de cette scène, et réclama le bis au milieu d’un immense enthousiasme. La pauvre Reine Amélie ne se doutait pas que quelques années plus tard, sur ces mêmes rivages, elle devrait elle-même s’embarquer, non pour recouvrer un royaume comme Marie Stuart, mais pour quitter le sien, la France, définitivement, et prendre le chemin de l’exil. C’était en 1848, la révolution !

Marie Stuart, Les Adieux à la France, extrait (récital Clémence Tilquin)

Sitôt après Marie Stuart l’amitié entre Niedermeyer et Rossini se manifesta à nouveau dans la réalisation d’un opéra qui fut d’ailleurs récemment repris au Festival de Martina Franca en Italie.

Mais cela n’alla pas de soi. En effet Rossini, depuis son dernier opéra, Guillaume Tell, s’était retiré à Bologne bien décidé de ne plus composer de musique de scène. Or le public parisien réclamait encore du Rossini. Le directeur de l’opéra M. Léon Pillet se déplaça alors en personne auprès du mæstro à Bologne pour tenter de le faire revenir sur sa décision. Il était accompagné de Niedermeyer et de l’auteur d’un livret retraçant les aventures dramatiques de Robert Bruce, ce héros écossais devenu roi d’Écosse en 1306. Mais la démarche semblait vaine et Léon Pillet retourna à Paris.

Niedermeyer resta toutefois auprès de Rossini. Peu de temps après, le maestro finit par céder à la seule condition que Niedermeyer écrivît cet opéra à sa place en s’aidant éventuellement de quelques airs de sa production ancienne qu’il lui désignerait (la Donna del Lago et Zelmire principalement). Il en résulta ce qu’on appelle un opéra pasticcio. Mais, tout bien considéré, s’agissant de la création de nouveaux récitatifs et de l’adaptation mélodique des airs à un texte français et à des situations dramatiques qui ne correspondaient plus à celles d’origine la tâche de Niedermeyer n’était pas mince et lui aurait donné le droit de signer l’œuvre. Mais il était convenu que cet honneur reviendrait à Rossini.

Le dernier opéra de Niedermeyer, La Fronde, fut représenté en 1853 dans des circonstances qui, elles aussi, empêchèrent de rendre justice à la qualité de sa musique. La censure de l’administration impériale, inquiète des mouvements de révolte représentés sur scène, intervint et les scènes qualifiées de séditieuses furent retranchées dès les premières représentations. Mais cela ne suffit pas et dès la huitième reprise La Fronde ne fut plus jouée. Les scènes censurées furent toutefois éditées à part – ce serait un événement que de les ressortir pour les offrir en première audition, car ce sont précisément celles qui sont les plus riches en leurs parties chorales. Niedermeyer ne fut pas trop affligé par ces dysfonctionnements. Saint-Saëns nous précise quel était alors son état d’esprit :

Peut-être n’a-t-il manqué à l’auteur, pour prendre place entre Meyerbeer et Gounod, que la persévérance et la foi dans son étoile ; cette foi, il ne pouvait l’avoir. Une passion chaque jour grandissante, passion d’ascète et de savant, avait envahi son âme ; quand il écrivait la Fronde, déjà en son cœur, son but était ailleurs.

A propos de l’École Niedermeyer de Paris

Dans la préface qu’il rédigea pour le livre que le fils de Niedermeyer, Alfred, consacra à son père, Saint-Saëns, parlant de la composition de La Fronde, fait remarquer que les pensées de l’auteur prenaient déjà une nouvelle orientation. Le chœur des pélerins de la dernière scène de son opéra, avec ses séquences de plain-chant, le laissait d’ailleurs présager : Louis Niedermeyer va dorénavant vouer toute son attention à la musique religieuse.

Dans les églises, la musique religieuse était livrée à l’incapacité et au mauvais goût. Il était temps de lui redonner un peu de dignité, d’authenticité et de noblesse. Niedermeyer décida alors d’empoigner le problème et, avec ses ressources personnelles, entreprit d’ouvrir une Ecole de musique religieuse, sur le modèle de celle qu’Alexandre Choron avait créée en 1818 et qui avait fermé ses portes après la mort de son fondateur en 1834. La pédagogie qu’on y pratiquait était basée sur l’étude des grands maîtres de la musique du XVIe au XVIIIe siècle ainsi que du plain-chant.

Niedermeyer encouragé par le prince de la Moskowa, le fils du maréchal Ney, lui-même compositeur, poursuivit dans cette voie. La Moskowa avait d’ailleurs fondé en 1843 la Société des concerts de musique vocale, religieuse et classique qui s’employait à son tour à faire découvrir les chefs-d’œuvre de la musique ancienne. Niedermeyer y collaborait ce qui lui permit, en se familiarisant avec ce répertoire, d’explorer les perspectives pédagogiques que cette musique offrait pour l’étude du chant et notamment du plain-chant. Ceci coïncidait avec un incompressible désir de retour aux sources. L’École de musique religieuse ouvrit ses portes au mois de décembre 1853.

On y enseignait les éléments de la musique, le chant, la lecture à vue à plusieurs voix simultanées, le plain-chant, l’orgue, le piano et l’accompagnement, la basse chiffrée, l’harmonie, le contrepoint et la fugue, l’instrumentation, la composition et l’histoire de la musique. Niedermeyer s’était réservé les classes de plain-chant et de composition musicale, ainsi que le cours supérieur de piano qui, par la suite, fut attribué à Saint-Saëns.

Cette école offrait une formation complète de musiciens professionnels capables de servir en priorité l’art religieux ce qui n’était pas pour déplaire au ministre de l’Instruction publique et des Cultes, Hippolyte Fortoul, qui la recommanda aux évêques de toute la France :

Vous aurez assurément regretté, – écrit-il en substance -, qu’aucune tentative n’ait été faite encore pour doter nos sanctuaires d’une véritable musique sacrée et d’artistes élevés et formés pour elle. Cet essai que j’espère voir couronné d’un plein succès, M. Niedermeyer vient de l’entreprendre, en fondant à Paris une école où seront préparés, par l’étude du chant, du contrepoint, de la fugue et des chefs-d’œuvre des grands maîtres des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, tous les artistes destinés à composer les chapelles et les maîtrises de nos cathédrales, depuis le simple enfant de chœur jusqu’au compositeur.
Le plain-chant, base de la musique religieuse, sera dans cette école l’objet d’un soin particulier. Son exécution, maintenant abandonnée à la routine, ne produit que des effets incomplets. On semble oublier que c’est à sa tonalité propre que le plain-chant doit ce caractère grave et religieux qu’on lui fait perdre en l’associant à l’harmonie moderne. L’étude des grands maîtres du 16e siècle ramènera utilement l’attention sur cette vérité ancienne. Dans leurs œuvres écrites pour les voix seules, la plupart des sujets sont empruntés au plain-chant, et la tonalité des deéveloppements qu’ils leur donnent, ne s’éloigne jamais de celle du plain-chant lui-même.

La terminologie qu’emploie Fortoul dans cette lettre aux évêques est si pertinente qu’elle ne peut que lui avoir été soufflée par Niedermeyer lui-même. La première partie reprend l’exposé des tenants et aboutissants de l’école figurant dans le premier numéro de la Maîtrise et la seconde partie puise dans l’argumentation de base du Traité théorique et pratique de l’accompagnement du plain-chant, des œuvres co-éditées par Niedermeyer et d’Ortigue (voir chapitres suivants).

Le 14 mars 1861, la mort subite de Niedermeyer surprit tout le monde. Son fils Alfred et Louis Dietsch assurèrent durant quelques mois l’interim de la direction de l’école avant de la confier à Gustave Lefèvre, le gendre du défunt. Il avait épousé la fille aînée de Niedermeyer, Eulalie, née à Nyon en 1832. Gustave Lefèvre dirigea avec succès l’École Niedermeyer durant 40 ans.

Durant les événements de la Commune de Paris en 1871, elle émigra à Lausanne, rue des Figuiers. D’ailleurs Gustave Lefèvre ambitionnait de créer, parallèlement à l’École Niedermeyer de Paris, une école semblable en Suisse romande dont les objectifs regardant la restauration de la musique religieuse s’adapteraient cette fois au chant des psaumes de la Réforme, lui-même malmené.

A propos du journal LA MAÎTRISE

Désireux de fournir des matières conformes au programme de son école, Niedermeyer fonda le journal La Maîtrise. Pour ce faire il s’associa à Joseph d’Ortigue en tant que rédacteur en chef, tout en dirigeant lui-même la publication. Les intentions pédagogiques contenues dans le premier numéro furent toutes de la main de Niedermeyer.

Dans ce journal on trouvait certes des articles de musiciens et d’enseignants de musique, mais aussi et surtout des pages de musique, de Palestrina, d’Orlando di Lasso, de Vittoria, de Marcello, de Mozart, de Bach, de Hændel, de Frescobaldi, de Scarlatti, de Clérambaut et de musique contemporaine comme de Rossini, de Meyerbeer, d’Halévy, d’Aubert, de Gounod et pour l’orgue de Boély, d’Ambroise Thomas, de Lefébure-Wély, de Loret et naturellement de Niedermeyer lui-même. Ses plus fameux motets ont aussi été publiés dans La Maîtrise.

À propos du « Traité d’accompagnement du plain-chant »

Bien que protestant, Louis Niedermeyer a accordé au plain-chant et à son accompagnement une attention particulière. Les dérives qu’il observait dans la pratique de ce chant liturgique séculaire, et surtout dans son accompagnement, imposaient une mise au point. À cet effet il s’attacha une fois de plus la collaboration du très catholique Joseph d’Ortigue pour la rédaction de ce qui est devenu le Traité théorique et pratique de l’accompagnement du plain-chant.
En exergue, il s’explique sur ce qu’il entend par dérive :

Quelques disciples de la nouvelle école coupent les mélodies par des hoquets, les efféminent par des déchants, les entremêlent parfois de contrepoints triples et de thèmes vulgaires : on dirait qu’ils se font un jeu des principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel, qu’ils ignorent sur quel fond ils bâtissent, qu’ils ne connaissent pas les modes, qu’ils ne savent pas ce qui les distingue les uns des autres ou plutôt qu’ils les confondent.

On pourrait croire que Niedermeyer a été instruit dans cette voie par d’Ortigue mais c’est l’inverse qui est vrai. D’Ortigue lui-même en témoigne dans la préface de l’ouvrage :

J’éprouve, au contraire, une joie sensible à reporter à mon précieux collaborateur et ami l’honneur d’une conversion qui m’a mis en possession d’une vérité que je n’entrevoyais qu’à demi. Ce fut lorsque M. Niedermeyer m’eut démontré que non seulement le plain-chant était susceptible d’une belle harmonie, mais encore que cette harmonie n’était que le développement naturel des lois mélodiques du plain-chant lui-même, que je compris cette fécondité propre au système des modes ecclésiastiques, en vertu de laquelle, loin d’être déshérité des avantages du système moderne, il peut et doit engendrer aussi bien que ce dernier une théorie harmonique.
M. Niedermeyer détermina en moi cette conviction par simple exposé de deux règles fondamentales :
1.- Nécessité, dans l’accompagnement du plain-chant, de l’emploi exclusif des notes de l’échelle ;
2.- Nécessité d’attribuer aux accords de finale et de dominante, dans chaque mode, des fonctions analogues à celles que ces notes essentielles exercent dans la mélodie.
La première de ces règles donne les lois de la tonalité générale du plain-chant ; la seconde donne les lois de la modalité, lois en vertu desquelles les modes peuvent être discernés entre eux.

Ce traité rencontra dès sa parution, en 1857, un grand succès auprès des organistes et connut plusieurs éditions successives (ci-contre la deuxième). Il servit de référence pour l’ordinaire de la messe jusqu’au XXe siècle. Peu après, Eugène Gigout, le beau-frère de Gustave Lefèvre, le compléta par un choix d’exemples nouveaux qu’il publia sous le titre de Chants du Graduel et du Vespéral romains.

Les principes exposés dans le traité dépassaient en fait le strict domaine de l’accompagnement du plain-chant. Dans le cadre de la vaste collecte ordonnée par le ministre Fortoul dès 1852 les folkloristes chargés de recueillir les chansons de tradition orale encore en usage en France s’y référaient constamment (p. ex. Montel et Lambert). Leur chef de file, le fameux musicographe de Coussemaker, dans l’introduction de son recueil consacré aux chansons des Flamands de France (1856), cite déjà en exemple les textes de Niedermeyer et d’Ortigue selon lesquels c’est la mélodie qui génère l’harmonie et non l’inverse, comme le prétendait Rameau. Le chant monodique – qu’il soit plain-chant ou chanson de tradition orale – par définition se passe de toute harmonisation. Mais si l’on veut malgré tout l’affubler d’un accompagnement, il serait alors souhaitable que l’harmonisation se fasse dans le respect des degrés de l’échelle sur laquelle s’appuie la mélodie.

À propos de l’orgue

L’album des Pièces pour orgue publié en 1997 (révisé en 2005) à Paris, aux Éditions Publimuses, par François Sabatier et Nanon Bertrand est, de toute l’œuvre de Niedermeyer, la seule édition encore actuellement disponible dans le commerce. Les trente pièces reproduites dans cet album figuraient à l’origine dans le journal La Maîtrise. Il y a donc de fortes chances qu’elles aient été composées durant les dernières années de la relativement courte vie du compositeur. Mais n’allons pas en déduire que Niedermeyer ne se soit intéressé que tardivement à l’orgue. Au contraire !

L’attirance pour cet instrument peut dater de ses années de jeunesse, du temps où il fréquentait le Collège de Nyon tout voisin du Temple qui venait d’être doté en 1780 d’un orgue construit par le grand facteur Samson Scherrer. La journée du collégien débutait par le chant des psaumes ou par une service religieux au Temple où le directeur, qui était aussi pasteur, officiait. Au cours du culte, il eut été impensable qu’on n’utilisât pas l’orgue. Les premières impulsions lui ayant été données, il est probable que plus tard, Louis soit allé de temps en temps y faire ses gammes, au retour de ses séjours d’études à l’étranger. Plus tard encore, lorsque, après son mariage avec Charlotte des Vignes, il put enfin disposer de moyens financiers suffisants, il se fit installer un grand orgue dans le castel de Genolier sur Nyon, où le jeune couple avait élu domicile. Son fils raconte : « il se passionna pour le jeu de l’orgue : il avait chez lui un instrument de seize jeux, construit par le célèbre Moser, qui avait fait les orgues réputées de Fribourg. Sur son grand orgue, Niedermeyer se livrait à l’improvisation, et il y exécutait la musique des grands maîtres allemands, les Bach et les Hændel ».

À Paris son attachement à l’orgue se concrétise de plusieurs manières. Il intègre cet instrument à l’orchestre dans sa Messe solennelle de 1849 et lui réserve, dans ses deux messes brèves et les nombreux motets pour chœurs et solistes qui suivront, l’exclusivité de l’accompagnement. Mais surtout il lui consacre une longue réflexion qui trouve son aboutissement dans le Traité d’accompagnement du plain-chant.

L’enseignement de l’orgue lui tenait à cœur au point de devenir la pierre angulaire du programme de son école. Il confia la classe d’orgue et d’écriture à Xavier Wackenthaler, fils de Joseph, organiste de la cathédrale de Strasbourg, et en 1857 à Clément Loret, organiste de St-Louis-d’Antin et maître d’orgue de Gigout et de Fauré. Entre temps l’École Niedermeyer s’était installée effectivement à proximité de l’église de St-Louis-d’Antin où, dans la charge de directeur de la musique d’église que Niedermeyer occupait, l’orgue jouait les premiers rôles. Plus de cinq cents jeunes gens – note son fils – sont sortis de cette école, immédiatement pourvus de places de maître de chapelle ou d’organiste dans plusieurs grandes paroisses de la capitale, mais aussi en province (en Alsace notamment).

E. G.