LOUIS NIEDERMEYER, L’HOMME ET SON ÉPOQUE

Louis Niedermeyer est né le 27 avril 1802 dans la manufacture de porcelaine et de faïence fine que son grand-père maternel, Moïse II Baylon exploitait au bord du lac à la sortie de Nyon côté Lausanne. Cette maison n’existe plus de nos jours.

Aquarelle maison Niedermeyer

UNE CONFIGURATION POLITIQUE EN MUTATION

En 1802, la République helvétique instaurée par le Directoire vivait ses derniers jours. Le système centralisé imposé par la France à ses « républiques sœurs » ne fonctionnait pas. Bonaparte intervint alors, en février 1803, pour imposer son « Acte de Médiation », rétablissant du même coup le système confédéral. C’est ainsi que le « Canton de Vaud » vit le jour. Mais Genève n’était pas encore suisse (entrée dans la Confédération en 1814) et la Haute-Savoie actuelle pas encore définitivement française (plébiscite de 1860).

UNE CONFIGURATION CULTURELLE ET ARTISTIQUE FAVORABLE

Plus brillante était par contre la vie culturelle : Pestalozzi installe son école modèle au château d’Yverdon. On y vient d’Allemagne, de Russie et de Hongrie pour consulter le pédagogue et le philosophe. À Coppet Madame de Staël reçoit gens de lettres et savants, et fonde ce qu’on appelle le « Groupe de Coppet ». En fait aussi partie, dès son retour d’exil en 1802, un certain Charles Victor de Bonstetten qui s’était déjà fait remarquer en sa qualité d’ami des arts et des lettres alors qu’il était bailli de Nyon. N’accueillait-il pas au château de Nyon les intellectuels de l’Europe entière, entre autres le poète Friedrich von Matthisson dont Schubert et Beethoven mirent en musique quelques-uns de ses plus beaux poèmes écrits à Nyon et alentour ? Dans le « cabinet Matthisson » situé à l’extrémité de la galerie du premier étage du château, la possibilité est aujourd’hui offerte aux visiteurs d’entendre des enregistrements de ces Lieder interprétés par les meilleurs chanteurs du moment.

On peut donc légitimement penser que Louis Niedermeyer est né au bon endroit et au bon moment.

Le père de Louis Niedermeyer remarqua très tôt les prédispositions de son fils pour la musique et, comme il était lui-même un peu musicien, il lui donna ses premières leçons de musique. Puis, à l’âge de 16 ans, une fois sa scolarité au Collège de Nyon accomplie, il l’envoya poursuivre sa formation de musicien à Vienne auprès des plus grands maîtres de l’époque, chez I. Moscheles pour le piano et chez E. A. Förster, l’ami de Bethoven, pour la composition. Puis ce sera, à Rome, le chant et la direction de chœurs auprès de Fioravanti, maître de la chapelle pontificale, et enfin, à Naples, la direction d’orchestre chez Zingarelli. C’est là que Louis Niedermeyer fit la connaissance de Rossini – de dix ans son aîné – qui l’aida à faire représenter son premier opéra Il Reo per Amore (Le coupable par amour). Niedermeyer n’avait alors que 18 ans !

Mais les choses n’allèrent pas de soi. Son fils Alfred raconte, dans la biographie qu’il consacra à son père, que le jeune Louis Niedermeyer désireux de connaître l’avis du Maestro Rossini sur un air de cet opéra qu’il venait de composer, lui apporta un jour son brouillon. Il le trouva alors se disposant à aller rendre visite à une grande dame et fort occupé à sa toilette.

« Tout en se rasant de près, en ajustant sa cravate, en revêtant le gilet de cachemire à grands ramages dont il conserva toujours la mode, le maître commence la lecture du morceau et la finit en descendant l’escalier. Près de passer la porte, il rend le papier à Niedermeyer et lui dit que sa composition ne vaut rien.
– Vous jugez bien vite et sans regarder, dit l’élève un peu vexé.
– Tu crois cela, eh bien, écoute.
Et il chante tout l’air.
– Tu vois, même dit par moi, c’est terne et plat ; je sais pourtant nuancer un morceau de musique ; il n’y a rien dans le tien.
Niedermeyer convaincu déchira la page. »

L’opéra fut tout de même joué au Teatro del Fundo, grâce à Rossini !
Ce fut, entre les deux hommes, le début d’une profonde et longue amitié.

Entre ses nombreux séjours à l’étranger, Louis Niedermeyer revenait régulièrement à Nyon pour poursuivre ses travaux de composition. De nombreuses esquisses, conservées au Centre de Documentation Niedermeyer de Nyon, datent de cette époque. Parmi celles-ci, son père découvrit un jour ce qui se révèlera être un véritable chef-d’œuvre : Le Lac sur les strophes de la fameuses Méditation poétique de Lamartine. Son père emmena alors son jeune fils âgé de 21 ans à Paris à la recherche d’un éditeur. Ils le trouvèrent en la personne de Pacini, que Louis avait déjà côtoyé à Naples. Mais, contrairement à ce qu’affirment la plupart des encyclopédies, ce n’est pas à ce moment-là qu’il se fixa à Paris. Loin de là ! D’ailleurs son père qui l’accompagnait revint très vite à Nyon car sa santé était chancelante. Son fils le suivit peu après pour l’y voir mourir en 1829. Notre compositeur demeura ensuite auprès de sa mère dans la dite Maison Niedermeyer.

À cette époque, il se rendait souvent à La Redoute, une maison de maître située non loin de là, où l’on jouait de la musique typiquement suisse (des ranz des vaches et des valses tyroliennes [tralala-i-tou] notamment). Ceci lui inspira une œuvre pour harpe et piano intitulée : Nocturne pour Harpe et Piano sur la Valse No 2 de la Redoute de Nyon.

Ce n’est peut-être pas de la grande musique, mais la valse tyrolienne qui, dans ce morceau, prête à des variations et à un rondo, nous donne de précieuses indications sur les diverses musiques dont les murs de la Redoute se faisaient l’écho. Le jeune Niedermeyer qui s’y rendait pour donner des leçons de pianoforte aux filles du propriétaire n’y fut en tout cas pas indifférent. On trouve en effet parmi ses œuvres un certain nombre de tyroliennes. On peut même se demander si ce n’est pas lui, le Suisse qui introduisit la tyrolienne en France. En tout état de cause, au cours du XIXe siècle, l’engouement pour ce genre de musique alla grandissant dans les salons parisiens et à l’Opéra. Dans La Vie Parisienne d’Offenbach, par exemple, l’air de Gabrielle, la gantière, est une tyrolienne.

C’est peut-être à la Redoute qu’il rencontra Jeanne-Suzanne-Charlotte des Vignes de Givrins – née à Nyon le 2 janvier 1803 – , qui devint son épouse en 1831. Après ce mariage, celle-ci l’emmena vivre dans sa châtellenie de Genolier sur Nyon, jusqu’à leur départ pour la Belgique en 1834.

LA VIE À GENOLIER D’APRÈS LE RÉCIT QU’EN A FAIT SON FILS ALFRED NIEDERMEYER

« Niedermeyer s’occupa de la surveillance des travaux agricoles et ne chercha plus dans la musique qu’un délassement à ses occupations champêtres. Il se passionna pour le jeu de l’orgue : il avait chez lui un instrument de seize jeux, construit par le célèbre facteur Moser, qui avait fait les orgues réputées de Fribourg. Sur son grand orgue, Niedermeyer se livrait à l’improvisation, et il y exécutait la musique des grands maîtres allemands, les Bach et les Haendel. C’est là, sans doute, que s’identifiant à leurs traditions, il prit le goût de la musique classique et religieuse, et conçut les premiers germes des idées qu’il devait mettre plus tard à exécution. (…) Souvent les amis du voisinage venaient passer la soirée au vieux castel de Genolier ; le jeune maître leur faisait de la musique, et les gens se regroupaient sous les fenêtres avec les paysans, pour prendre leur part du concert. »

LE DÉPART DE GENOLIER

« C’est en 1834 que Niedermeyer quitta la Suisse pour se rendre en Belgique. À cette époque, les communications n’étaient ni aussi faciles, ni aussi rapides qu’aujourd’hui ; le jeune maître, partant avec sa femme et sa première fille en bas âge, trouva plus commode d’accomplir ce déplacement à petites journées, et dans sa voiture. Sur le haut de la berline, avec les bagages et le berceau de l’enfant, était un petit piano, ou pour mieux dire un clavecin fait à l’intention du voyage, ayant trois octaves et demie sous la forme d’une caisse d’environ un mètre de longueur sur quarante centimètres de hauteur : quatre pieds se vissaient à chaque coin. Le soir, on portait ce petit instrument dans la chambre de l’auberge, et le compositeur y essayait les inspirations venues dans la journée : c’était une façon originale de travailler tout en voyageant. » (Alfred Niedermeyer)

Malgré ce départ qui marquait un tournant important dans sa vie, Niedermeyer n’oublia jamais Nyon et sa région, où il avait vécu les trente-deux plus belles années de son existence. D’ailleurs, il témoigna de son attachement à la Suisse dans plus d’une œuvre musicale, même après 1848, lorsque, sous la révolution, les circonstances le contraignirent à adopter la citoyenneté française tout en conservant sa nationalité suisse.

Notre compositeur ne resta pas longtemps à Bruxelles et alla s’installer à Paris en 1836. C’est là véritablement qu’il se fit remarquer comme compositeur d’opéras et comme maître incontesté de la nouvelle mélodie française. Mais bientôt la musique religieuse prit le pas sur l’opéra, et l’orgue sur le piano. Bien que protestant il s’attacha à restaurer le plain-chant, victime alors de toute sorte de déviances, surtout dans la façon de l’accompagner. Il écrivit un Traité théorique et pratique de l’accompagnement du plain-chant qui connut un grand succès auprès des organistes, et fonda en 1853 l’école de musique religieuse et classique de Paris, plus connue aujourd’hui sous le nom d’Ecole Niedermeyer.

La qualité de l’enseignement qui y était donné attira bon nombre de musiciens qui portèrent très haut le renom de la musique française. Il n’est que de citer les noms de Saint-Saëns, Fauré, Messager, Busser et, pour les organistes compositeurs, Boëly, Lefébure-Wély, Boëlmann, Benoist, Gigout et bien d’autres. Durant les événements de la Commune de Paris en 1871, l’école que Gustave Lefèvre avait repris à la mort du maître, émigra à Lausanne, à l’avenue des Figuiers. Gustave Lefèvre n’était autre que le gendre de Niedermeyer, dont il avait épousé la fille aînée, Eulalie, native de Nyon. Il dirigea cet établissement pendant près de 40 annnées. À sa mort en 1910 la direction fut reprise par son gendre, Henri Heurtel. En dépit d’un ralentissement dû à la guerre 14-18, l’École Niedermeyer qui entretemps s’était installé à Issy-les-Moulineaux subsista jusqu’en 1930. Dans cette ville de la banlieue de Paris un Conservatoire Niedermeyer essaie actuellement de perpétuer le nom du maître.
E. G.